De la différence

Photo Marek Wittbrot (Bretagne, 2011). © Re/cogito

En règle générale, la différence (de différence d’opinions, de caractères, de convictions) n’éveille pas d’enthousiasme lorsqu’elle apparaît. La différence d’une autre personne ne suscite pas toujours la curiosité – et même, comme le prouve l’histoire de manière palpable – elle provoque parfois un accès d’hystérie ou de fureur. Néanmoins, dans le langage théologique, comme l’a remarqué Hans Urs von Balthasar, elle joue un rôle essentiel, car elle se rapporte à la nature de Dieu, qui se différencie de sa créature, sans oublier l’identité simultanée des personnes divines. Elle est géniale, l’intuition de Thomas d’Aquin, lorsqu’il découvre que le mystère de la création repose sur la différence. C’est là une catégorie théologique de base qui décrit la réalité. Dieu et la créature sont différents. Mais il vaut la peine de faire un pas plus loin avec Thomas d’Aquin et de remarquer avec lui qu’au sein de la Trinité, la différence est le début de la Création (elle commence déjà dans la Trinité !), puisque c’est en Christ que tout a été créé. Non sans raison, le Maître d’Aquin va développer une théologie de la création en partant de la naissance du Fils, démontrant que pour un chrétien, tout commence avec la Parole Incarnée et tout avance vers Elle, tout gravite autour de « Sa plénitude, que nous avons tous reçue ». Cette façon profonde de regarder le mystère de la naissance représente une chance de découvrir les grandes dimensions de l’identité chrétienne, invitée à l’approfondissement renouvelé de ce qui, pour les scolastiques, fut une règle capitale, « sacra doctrina » : la grâce du Christ en tant que Tête d’un Corps Mystique qui transmet Sa vie à ses autres membres.

La catégorie de la différence et de l’identité est revenue à la métaphysique; elle est devenue philosophiquement à la mode en repoussant d’anciens couples de notions qui, depuis Aristote, tentaient de décrire le monde. Cette catégorie s’est inscrite dans une langue plus accessible pour nous, et en même temps elle dessine un monde dans lequel la différence devient un espace de réflexion. Déjà, les Grecs remarquaient la différence entre le ciel et la terre, entre la sphère mythologique des dieux et la sphère des hommes, et c’est sur cette différence qu’ils construisaient leur métaphysique.

Il ne faut donc pas s’emporter contre la différence. Elle est le secret de notre enrichissement, commençant par l’acceptation de la différence qui survient dès notre naissance sous forme de deux sexes, de nos traits ou caractères divers. Dieu n’aime pas l’uniformisation, qui repousse ce qui est particulier, ce qui distingue une existence par rapport à celle d’un semblable situé sur une échelle ontologique voisine.

Dieu traite chacun de nous comme un être unique en son genre, incomparable.

Cependant, la différence suscite parfois l’agressivité, ne serait-ce qu’une agressivité métaphysique, puisqu’elle obscurcit le destin de l’homme. On a essayé si souvent de réduire le genre humain à un seul exemplaire répétitif d’homo sapiens ! Et la différence provoquait alors des convulsions de haine.

La différence, comme l’a bien pensé Saint Thomas, se réfère aussi à l’imperfection à laquelle est vouée toute vie qui n’est pas Dieu. En ce sens, la différence face au Créateur est pour la créature une condition, une possibilité d’exister. Elle n’est pas pour autant un prétexte à se dominer les uns les autres, mais l’invitation à une création commune de l’harmonie des existences où « la différence », ontologique au point de départ, mais qui s’introduit toutefois aussi, au fil du temps, dans les autres dimensions, devient une chance de se rapprocher de Celui qui est le Père. Différence qui ne devient pas un péché comme dans le cas de Caïn, mais une opportunité de s’intéresser au monde.

La différence pour un chrétien est féconde et créative, comme la différence entre un homme et une femme est source de fécondité. Il ne faut pas en avoir peur, pas même au sein de l’Eglise. Les temps de Thomas d’Aquin étaient fertiles en discussions. L’idéal de la disputatio scolastique, dans laquelle la diversité des sujets et la créativité dans le choix de problèmes pour la discussion, éveille assurément l’étonnement aujourd’hui. Les Maîtres de la théologie, élevés dans les règles des méthodes scolastiques d’approche de la vérité, ont développé en eux une sensibilité à la différence, qui devient un chemin de découverte de la vérité et de sa contemplation. Car la différence pousse à poser des questions fondamentales, à prendre en considération les contextes et la singularité, afin de ne pas imposer, ni hausser au niveau de la vérité ce qui ne relève que de notre représentation.

Il est certain qu’un tel projet de la différenciation est ambitieux. Il expose en effet la différence en Dieu même, différence qui est une richesse et qui renvoie en même temps à l’identité de chacune des personnes de la Trinité, prenant en même temps en compte l’unité globale des personnes de la Trinité. Ce projet a le courage de porter ensuite le questionnement sur les sources de la personnalité.

De nombreux penseurs contemporains remarquent justement que ce sont surtout les grands débats des théologiens scolastiques – même s’il y en eut aussi avant et après cette époque – qui ont permis la formation de la notion de personne. C’est donc sur la base de l’exploration du mystère de la différence que naît le respect et la considération pour le caractère unique, impossible à réduire, d’une personne.

Le plus souvent, nous n’avons pas le temps de penser la différence de cette façon. Nous la pensons de manière simple, comme la menace d’un danger qui guette et qui défait.

Avec pour fond les inclinations de dictateurs qui uniformisent, qui condamnent « la différence » au bannissement, sa vérité chrétienne résiste à l’épreuve du temps.

Piotr ROSZAK

Traduction : Liliana Orlowska et Marc Chaudeur

Piotr Roszak est théologien et universitaire à l’université de Toruń (Pologne) et Pampelune (Espagne). Auteur des textes philosophico-théologiques.

[VI 2014]