Un nouveau-né dort. C’est tout ce qu’il sait faire. Téter sa mère puis dormir le plus clair du jour. Redoubler ainsi sa vulnérabilité. Car, lui qui est déjà entièrement démuni dans sa faiblesse, le sommeil l’expose davantage encore, sans même la protection de son cri, comme il exposerait, du reste, le plus fort des colosses.
Parce que l’homme, si puissant soit-il, le Goliath même, lorsqu’il dort, se retrouve aussi désarmé que l’enfant : n’importe qui peut ‘attaquer par surprise.
Le septième petit chevreau parvient à délivrer ses six frères du ventre du grand méchant loup assommé par l’effort de sa digestion ; Judith parvient à décapiter l’invincible Holopherne ronflant sous l’effet du vin. Voilà pourquoi les tyrans redoutent l’heure de se coucher – non seulement à cause des mauvais rêves qui les hantent, mais aussi par crainte d’être assassinés par leur propre garde, n’ayant confiance en personne, personne ne pouvant avoir confiance en eux… Ils voudraient tout pouvoir, et, pour cela, ils n’ont même plus le tout premier des pouvoirs : le pouvoir de dormir. C’est ce pouvoir que manifeste l’œuvre de Samuel Yal. On dirait que deux versets des psaumes s’y rencontrent : Les montagnes fondent comme cire devant l’Éternel (Ps 96, 5) et Dieu comble son bien-aimé quand il dort (Ps 126, 2).
L’enfant dort, dans la beauté de son exposition absolue.
Autour de lui, nos mains industrieuses, pressées de faire, sont comme sommées de se déterminer devant cet abandon. Certaines crispent les poings, se préparent à frapper, pointent un doigt dont on ne sait s’il est accusateur ou indicateur, refusent l’abdication de la fatigue et du sommeil. Mais d’autres se joignent, s’élèvent, se tendent, consentent au dénuement, témoignent enfin que les mains sont organes de réceptivité avant d’être moyens de prise, fleurs offertes de l’Esprit avant d’être pinces ou grappins. (…)
(…) Et sous cet enfant, la paille de nos clichés, ceux des bourreaux et des martyrs, ceux des pervers et des saints. Et c’est là, sur cela même qui nous trouble ou nous touche, qu’il dort dans une incroyable paix. Trente années plus tard, sur le lac de Tibériade, il adoptera la même attitude : Et voici – une grande tempête advient dans la mer, tant et tant que les vagues vont engloutir la barque ; mais lui, il dort. Et, se précipitant à ses côtés, ils le réveillent en disant : « Seigneur, au secours ! Nous périssons ! » Et il leur dit : « Pourquoi avez-vous peur, hommes de peu de foi ? » Et, se levant, il menace les vents et la mer, et il advient un grand calme (Mt 8,24-26).
Tel est l’avènement – celui de ce calme soudain plus puissant que nos tempêtes.
Car telle est la vraie puissance – celle de cet enfant qui dort, de cette vie livrée malgré le mal, malgré même le bien tel que nous le réduisons à nos valeurs négociables.
La vraie puissance advient dans cette exposition radicale, dans cet acte de foi en la vie reçue et donnée, qui s’exprime dans le sommeil. De fait, s’il n’y a pas d’abord cet assentiment sans réserve à l’existence, notre action se change en activisme, et tous nos pouvoirs sont issus du ressentiment : ils s’efforcent de remodeler le réel selon nos plans ou nos caprices, sans l’avoir jamais d’abord accueilli, sans jamais d’abord s’être offerts à sa générosité…
Mais voici Noël. Voici l’Avènement.
Il n’y a plus de place à l’hôtellerie – il n’y a que la pauvreté de cette crèche, à tel point que l’on a besoin des bêtes pour réchauffer le dieu. Et pourtant l’enfant dort comme s’il était dans le plus beau des palais. Les bergers savent qu’il a raison, eux qui connaissent la belle étoile et l’ange qui transfigure la nuit. Et les rois mages, eux qui ont quitté leurs beaux palais de marbre, savent que cette pauvreté de cire fondue et refroidie est la richesse du roi des rois. Parce que c’est ce qui vient après que la prière s’est tue. Parce que c’est l’affirmation de la vie souveraine, qui déchire nos masques, et ouvre nos mains.
Fabrice HADJADJ
Fabrice Hadjadj est écrivain, dramaturge, critique d’art et philosophe, directeur de l’Institut européen d’études anthropologiques « Philanthropos » à Fribourg en Suisse.
[I 2017]