La classe morte

© Ahmad Kaddour

Le monde est noir. Un homme chauve, sans jambe, marche dans son ombre. Il pousse une brouette où il a déposé un crâne. Hamlet (mais est-ce bien lui ?) parle avec ce crâne mythologique. C’est le crâne de son fou, de sa mort, de son amour suicidée. Le noir est aquatique, mélancolique comme écoulé des veines de l’homme qui se demande pourquoi ? Pourquoi le passé est-il là, à le regarder avec la même arrogance que celle des deux trous vides du crâne ? Pourquoi ces orbites ressemblent-elles aux astres que le peintre a choisi d’effacer de son ciel gris? A quoi rime cette tragédie ? Injustement appelé « dramaturge de la mort », Tadeusz Kantor est pour moi le peintre de la vie. Si j’avais un enfant, je l’appellerais Tadeusz. Le mot Dieu se cache dans les syllabes de ce nom sacré. Derrière le pupitre d’écolier, le petit garçon, assis à gauche, lève le doigt, comme pour demander l’autorisation de sortir du tableau. Son regard est fixe, sa moue boudeuse. Obstiné. Parce qu’il sent la présence d’un double : un autre enfant, sans visage cette fois, assis au pupitre à côté de lui, sur sa droite. Il se tient là. Sage. Muet. Les deux petits sont en apesanteur sur un fond de trois corps. Deux hommes et une femme nus. Leurs parents peut-être? Etonnante Trinité sans tête. Ces corps, paternels et maternel, donnent aux enfants une assise : les membres qui leur manquent. En retour, les jumeaux offrent aux corps adultes la tête absente. Mais ce n’est pas tout. Il y a d’autres images. D’autres ombres. D’autres illusions. Sur leur rêve acrylique en 200×190, deux profils se tendent les bras. S’embrassent (s’embrasent) de part et d’autre du miroir. L’histoire de Narcisse est mortifère : orgueil du peintre qui se regarde peindre. Noyade assurée. Il ne faudrait plus voir. Le miroir est ce qui tue. Car le passé, plein de morgue, s’est installé dans les motifs byzantins d’une antique colonne, trop théâtrale, trop belle pour être honnête. Et toute cette beauté marmoréenne nargue la violence fascinante de l’homme qui marche dans son ombre diluée. Mais pourquoi donc cet ouvrier arpente-il le monde avec son futur allongé dans une brouette, alors que le soleil (qui ne se décide pas à mourir) a installé le marcheur dans un présent éternel ? L’Ancien et le Nouveau se confondent aux origines. Celles qui s’écrivent sur le bois du pupitre. L’histoire a commencé avec La Classe morte. Puis il y a le chaos d’un théâtre dédié aux voyages. Un théâtre de corps sans tête. Mais l’enfant a décidé de sortir de la toile pour y faire entrer le monde et recommencer, éternellement. Toujours, la toile est coupée en deux : une terre grise et un ciel noir pour dire la possible/impossible réconciliation sans cesse reformulée par la peinture. Les ors, les safrans, les rouges et les noirs, c’est le sang, le soleil. Mon enfance dans ma douleur d’homme. Ma mort dans ma vie. Outre la noyade, Narcisse c’est aussi la recherche de soi dans le souvenir de l’autre. Deux corps dialoguent : celui d’un enfant fasciné par celui de l’homme qu’il est devenu. Sur la droite il y a une stèle. Un suaire aussi. Religions mêlées. Ecritures brisées. Peintures contagieuses. Qui contamine qui ? L’homme adulte inocule-t-il sa douleur à l’enfant ? Ou bien est-ce l’enfant qui repousse la silhouette caduque ? Mouvement. Destin du mouvement. L’homme marche, inéluctablement, de la gauche vers la droite. Occident. Accident. Il écrit sa vie dans un sens : celui qui n’aurait pas dû être. Faux sens ? Contre sens ? A moins que l’Orient se soit déplacé vers la droite du tableau, afin que l’exil devienne autre chose qu’un suicide ? Une fenêtre, un carré de lumière, ouvert sur la nuit… L’espoir surgit des points cardinaux du tableau, idéalement interchangeables. L’exil n’existe plus. Les deux hommes, le père et le fils, sont debout et dansent. La stèle mortuaire est devenue un toit. Le fils prodigue est revenu et le crâne d’Hamlet sourit.

Cécile LADJALI

Cécile Ladjali, née à Lausanne en Suisse, est une écrivaine et une femme de lettres française. D’origine iranienne, elle vit à Paris où elle enseigne la littérature dans le secondaire ainsi qu’à la Sorbonne nouvelle. En 2003, elle publie chez Albin Michel Éloge de la transmission. Le maître et l’élève, issu de sa conversation avec George Steiner. Ses romans sont publies chez Actes Sud : Les Souffleurs (2004), La Chapelle Ajax (2005), Louis et la jeune fille (2006), Les Vies d’Emily Pearl (2008), Ordalie (2009), Aral, Arles, France (2012), Corps et âme (2013). En 2007, son essai Mauvaise langue, publié au Seuil, se veut un hommage à la culture classique, au « par cœur » et à la transmission. En 2009 a également paru chez Actes Sud-Papiers sa pièce de théâtre Hamlet/Electre. De septembre 2009 à juillet 2010, elle assura chaque lundi une chronique sur la radio France Culture dans l’émission Les matins de France Culture. Elle dirige la collection « Le Préau » aux éditions Actes Sud.

[IX 2015]