Stanisław Misakowski, dans l’entretien avec Marek Wittbrot
Stanisław Misakowski (né Владимир Феофанович Демьянок) – poète et romancier polonais d’origine ukrainienne, est né le 8 mai 1917 à Loutsk (la capitale administrative de l’blast de Volhynie) et mort le 9 juillet 1996 à Żyrardów. Diplômé de l’Ecole Supérieure d’Agriculture de Stavropol en 1939. Pendant la guerre, il subit le travail forcé en Allemagne. Après la guerre, il se rend sur les nouvelles frontières de la Pologne. Dans les années 1945-1960, il séjourne dans la région de Lublin, puis à partir de 1960, vit en Poméranie à Kołacz prés de Połczyn Zdrój, à Świdwin et Słupsk. En 1986, il s’installe prés de Varsovie à Żyrardów. Il fait ses débuts comme poète en 1939 dans la presse soviétique, et en 1955 dans la presse polonaise. Il publie son premier livre (Kiedy nadchodzi noc) en 1963. Il est membre de l’International Academy of Poets (Cambridge, Angleterre) et de la Science Fiction Poetry Association. Depuis 2004, l’une des rues de Żyrardów porte son nom. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et a été traduit en plusieurs langues, dont l’allemand (poème Sydonia) et le russe (Замерзшаяземля – un choix de poèmes des années 1957-1996 dans une traduction d’Andrieï Bazilewsky). Les dernières années de sa vie, il les a consacrées à l’écriture de ses mémoires, sous un titre provisoire WFD. Il décède à 79 ans après plusieurs mois de maladie sans pouvoir achever ce travail.
– Cela a commencé avec les steppes de la Volhynie et l’écriture en langue russe.
– Mes premiers pas d’écrivain, je les ai faits dans le Caucase, là où a lieu la guerre actuellement. J’avais commencé à l’adolescence. Le premier poème, je l’ai écrit au lycée. Il s’adressait à une fille qui me plaisait et devant laquelle je ne trouvais pas les mots pour exprimer mes sentiments. Je voulais les dire avec de très jolis mots, pas ordinaires, et je n’arrivais à tirer rien de tel par moi-même. Cela ne me laissait pas en paix. Finalement, j’ai trouvé l’idée d’exprimer mes pensées par le biais d’un poème. J’ai donc écrit un poème et le lui ai fait transmettre par sa camarade. Ensuite, j’ai observé avec attention la fille dont j’étais amoureux. Pendant le cours, en lisant cette lettre, elle n’a même pas regardé dans ma direction. Pendant la pause, je me suis timidement approché d’elle. Je m’attendais à ce qu’elle sache déjà à qui elle avait à faire, mais elle s’est retournée et elle est partie.
– Cela a donc commencé par un échec.
– Tels étaient mes premiers moments « dramatiques » d’écriture de la poésie. Encore aujourd’hui, je ne sais pas ce qui lui a déplu. Peut-être l’expression trop sincère de mes sentiments, ou bien le poème en lui-même. En tout cas, depuis ce moment-là, elle n’a plus voulu pas me parler.
– Et vous avez cessé d’écrire ?
– Je n’ai plus écrit pendant un long moment. C’est au cours de mes études, sous l’influence de Homère et de Goethe, que je me suis mis à écrire de longs poèmes à caractère politique et… futuriste. J’y ai inclus une vision d’avenir apolitique. Je voyais le monde dans des couleurs bien sombres. Comme je les écrivais à la période de la terreur stalinienne, j’avais peur qu’ils tombent entre les mains de personnes peu recommandables. C’est pourquoi, avant de quitter la maison, je les ai soigneusement roulés et cachés dans un tuyau d’acier et les ai enterrés dans la cave. Ces poèmes, écrits à la main, sont restés à jamais dans la terre, à Stawropol dans le Caucase. Ensuite, la guerre a éclaté et je ne pensais plus du tout à en écrire. Les années passaient, puis la situation a changé. Je suis venu en Pologne. Je n’écrivais toujours pas de poésie, d’ailleurs je ne connaissais pas suffisamment le polonais. En revanche, je lisais beaucoup dans cette langue et progressivement, j’ai fait connaissance avec la littérature et la culture polonaises.
– Jusqu’à ce qu’un nouveau tournant arrive ?
– C’est l’année 1956 qui est arrivée avec les événement tragiques de la Hongrie. Quelque chose m’a de nouveau poussé à prendre la plume. J’ai écrit quelques épigrammes satiriques et je les ai envoyés à « Szpilki » (Epingles)*. Au début, on ne voulait pas les publier, mais on a fini par le faire. Je me suis mis à écrire pour d’autres revues. Un an après, il y a eu des parutions dans « Kaktus » (Cactus), une revue satirique aussi.
– Commençant par l’amour tragique, et en passant par les événements tragiques de l’histoire, vous êtes arrivé à la satire.
– La satire, comme il s’est avéré, n’était pas ma destinée. Je m’en suis progressivement détaché et j’ai commencé à écrire des poèmes lyriques. La deuxième période fut plutôt tragicomique. Le manque de connaissances en langue polonaise rendait difficile la formulation des pensées. J’ai tenté de chercher de l’aide. Lorsque j’ai contacté une prof de polonais de lycée et que je lui ai transmis quelques poèmes, elle ne voulait même pas parler avec moi. Elle trouvait que ce n’était pas la peine de se prendre la tête avec ça.
– C’était un nouvel échec.
– Je l’ai mal vécu parce que je trouvais que dans mes poèmes, il y avait quand même quelque chose. Par chance, à Połczyn Zdrój, là où je vivais à ce moment-là, est arrivé le professeur Zenon Szczygielski. Je lui ai montré les mêmes poèmes que la prof de polonais avait rejetés. Quand je l’ai rencontré, il a dit : « Dans ces poèmes, je vois une étincelle de vraie poésie. Beaucoup d’erreurs, mais je crois que vous allez les surmonter tout seul. » Alors, j’ai partagé avec lui mon expérience. Le professeur Szczygielski m’a mis en garde : « Que Dieu vous garde contre les professeurs de polonais. Elles regardent seulement ce qui est correct, et ne savent pas comprendre la poésie. »
– N’avez-vous pas essayé de noter vos impressions touchant au temps de votre enfance et de votre jeunesse ?
– J’ai écrit deux tomes de mémoires. Le premier comprend les années passées dans le Caucase, à savoir la maison familiale, les difficultés liées à la nationalité ainsi qu’à la politique, comme faisant partie de la première étape de la construction du socialisme ; les arrestations et la déportation. J’ai tout décrit en détails, y compris la faim qui frappait l’Ukraine et le Caucase. Le second tome décrit la période de la guerre : le service militaire dans l’armée soviétique et l’armée polonaise, la captivité par les Allemands, et le travail dans les mines de salpêtre jusqu’à la libération ; le retour en Pologne, l’arrestation par le NKVD, puis l’évasion.
– Ce sont des expériences bien tragiques qui vous ont formé.
– Par exemple, peu de personnes sortaient vivantes de la mine de salpêtre où je devais travailler en tant que prisonnier. Parmi les milliers de personnes qui sont arrivées là-bas avec moi, seulement une centaine ou même moins a survécu. Moi, j’ai été sauvé par la maladie. Un jour, quelque chose est arrivé à mon genou. Suite à une panne, la lumière s’est éteinte. Tout le monde a été évacué. Moi, je suis resté parce que je ne pouvais pas marcher. Quand on m’a ensuite trouvé, on m’a mis dans une voiture et emmené dans un champ. J’étais persuadé que c’était la fin, que j’allais être fusillé. Je me suis trouvé dans une vieille usine sucrière où j’assurais un travail plus léger. J’y ai retrouvé des forces et ma jambe a guéri. Ensuite, je travaillais dans différents endroits, et un jour j’ai décidé de m’enfuir du camp. J’ai réussi à me cacher et à attendre jusqu’à l’arrivée des Américains. J’ai décidé de rentrer à la maison, mais en Pologne j’ai été arrêté par le NKVD et à nouveau emprisonné. J’étais dans une cellule avec deux hommes. Ils projetaient de s’enfuir. J’avais le choix : m’enfuir à nouveau, ou rester. J’ai choisi le premier. On a réussi. Après, j’ai trainé un temps, puis, j’ai travaillé chez un fermier. Je songeais à passer la frontière, à aller en URSS, mais des amis m’ont averti que si j’y allais il n’y aurait pas de retour possible. Alors je suis resté en Pologne. Le troisième tome des mémoires est en train de s’écrire. Je voudrais le finir mais cela dépend du temps, des forces et de la santé qui me restent.
– Comment regardez vous aujourd’hui ces expériences passées ?
– Elles m’ont beaucoup apporté. J’ai rencontré de nombreuses personnes, bonnes ou mauvaises. Certaines m’ont aidé, soutenu ou même sauvé la vie. Les autres me regardaient avec hostilité, malveillance, car, pour eux j’étais étranger et suspect. Je considère que sans les expériences dont je parle, mon écriture ne serait pas ce qu’elle est. Parce que l’écriture n’est pas seulement une théorie ou une quelconque aptitude. Elle est le partage de sa propre vie, l’expression de sa relation avec son entourage, basée sur une expérience. Je crois que l’écrivain ou le poète devrait vivre bien des tragédies, car c’est seulement à ce moment-là qu’il est authentique et vrai.
– La raison d’écrire est la tragédie, la cruauté du destin, rien d‘autre ?
– En ce qui me concerne, il y avait d’abord une certaine capacité, une habileté. Les tragédies personnelles ont permis de les libérer.
– Qu’en est-il de l’intuition et du besoin impératif ?
– Parfois, nous les poètes, exprimons des pensées que l’on ne peut pas toujours bien traduire. Je suis un homme renfermé, qui ne se dévoile pas souvent. J’habitais l’Union Soviétique où on ne pouvait pas exprimer ses pensées ouvertement. Je vivais avec mon monde intérieur, bien développé en soi.
– D’où une tendance à la méditation ?
– J’associerais la méditation à l’imagination. On peut vivre dans l’imagination et créer pour soi un monde beaucoup plus riche que celui qui nous entoure. L’homme est le seul être terrestre doté d’imagination. Et apparemment il ne l’exploite pas suffisamment. De toute façon chacun vit dans son propre monde.
– Toutefois vous n’avez pas vécu exclusivement dans votre monde.
– Est-ce qu’on peut vivre exclusivement dans son propre monde ? Je voudrais que ce soit le cas. Est-ce possible de s’isoler complètement, par exemple de la politique ? Les systèmes nationaux actuels, politiques ou administratifs, s’immiscent dans la vie des hommes. L’homme ne peut pas conserver son individualité, il est forcé de faire ce qu’il ne veut pas. Les ingérences extérieures atteignent notre calme et notre monde intérieurs. Il faut aussi se rappeler que l’homme est un être qui cède aux passions ou à une simple paresse. Pour accomplir quelque chose, il faut être très rigoureux envers soi.
– Sans passion il n’y a pas de poésie. Cependant chez vous aussi, aux origines de votre création, il y avait la passion.
– Chaque passion a en elle quelque chose de bien et de mal. Tout dépend comment nous allons mettre à profit les passions naissantes.
– C’est quoi, l’essence de la poésie ?
– La poésie naît toute seule, mais celui qui l’écrit devrait avoir conscience qu’écrire un poème, ce n’est pas tout. Le poème devrait non seulement émouvoir, non seulement emporter dans un autre monde, mais encore devrait signifier quelque chose. S’il ne doit pas instruire à proprement parler, il devrait au moins s’approcher d’une possibilité, d’un autre regard sur le réel. Dans mes poèmes, j’essaie d’introduire un indice qui « souffle » au lecteur ce que je voulais exprimer. Il ne faut pas oublier que le poème doit contenir aussi une certaine force de pensée. Il est important que le poème que je suis en train de lire féconde mon imagination. Les compétences théoriques ne suffisent pas. La poésie doit venir directement du cœur. Elle demande elle-même qu’on l’écrive.
– Donc, sans la transcendance, il n’y a pas de poésie ?
– Oui, dans un certain sens. On peut juste dire que la poésie émerge d’un besoin, d’une nécessité.
– Selon de nombreuses personnes, vous êtes le poète de la contradiction car vous opposez le monde extérieur au monde intérieur, la réalité – à l’irréalité etc. Moi, je trouve que vous êtes un poète de l’équilibre.
– Malgré les contradictions qui existent depuis le début de l’histoire du monde et qui seront présentes jusqu’à la fin, il faut maintenir l’équilibre. Les forces contraires doivent exister. Si l’une d’elle s’affaiblissait le monde serait incomplet. La vie, c’est un éternel mouvement, une lutte. Tout le temps, il doit y avoir différentes confrontations, car tel est le principe de l’existence. Il est quand même important que les heurts soient équilibrés de façon adroite. Autrement, le mal prendrait le dessus.
– Le paysage de votre poésie est toutefois l’homme et non pas le monde.
– Oui, car c’est avant tout en lui que se concentre le monde entier, et aussi l’espace et le temps. Le monde intérieur n’a pas de limite parce que l’homme ne se percera jamais à jour. C’est dans l’homme que le monde se concentre.
– C’est pourquoi vous vous définissez comme un homme ordinaire ?
– Ce n’est pas chaque personne qui va s’exprimer par les mots, mais chacun possède son monde à lui. Son savoir, peut être restreint, mais son monde a une dimension individuelle. Nous ne pourrons connaître tout un chacun. Il n’y a donc pas de raison de faire valoir ses mérites par rapport aux autres.
– Vos expériences n’étaient pas banales.
– Elles ne dépendaient pas du monde intérieur mais extérieur, celui qui se mêlait à ma vie.
– Cela veut dire que nous sommes déterminés… ?
– Chacun a son sceau, son destin défini par Dieu.
– Est-ce pareil avec l’écriture ?
– Dans ma jeunesse, quand j’ai commencé à écrire je n’étais pas conscient de cela. Mais le fait de ne pas avoir cessé de saisir la plume le prouve, je crois.
– Croyez-vous en vous ?
– L’homme devrait croire en lui mais dans ce monde, c’est extrêmement difficile, car il n’est pas facile d’être soi-même. Je crois en moi lorsque je suis seul. Quand je suis dans un groupe, cela m’est difficile.
– Chacun de nous vit pourtant dans un « groupe » .
– L’homme vit dans un troupeau et il est, dans un certain sens, impuissant, il fait ce qu’on lui dit de faire. En tant que toute petite partie de la société, il ne se sent pas entièrement lui-même. Avec l’évolution de la civilisation, nous perdons notre propre vie. Nous devenons un grain de poussière dans une masse humaine en mouvement, et celui-ci est toujours poussé ou balloté quelque part.
J’occupais autrefois le poste de directeur d’un service culturel. J’avais besoin d’une secrétaire. Une femme est venue. Elle était déjà un peu âgée et elle avait des enfants ; personne ne voulait l’accepter pour ce travail. Moi non plus, je ne l’ai pas acceptée et j’ai pris une fille plus jeune. Lorsque je suis rentré chez moi, j’ai regardé dans la glace et me suis demandé : suis-je moi-même ? Je savais que j’aurais dû embaucher cette femme qui a des difficultés à nourrir sa famille. J’ai pourtant agi autrement, pensant que l’institution devait bien fonctionner. Quand j’ai regardé dans la glace, je me suis senti gêné.
– Qu’est-ce que la foi pour vous?
– Je ne lie pas directement la foi à la religion. Je crois en un être supérieur et en une perfection, une pureté. Dieu est pour moi ce « point » vers lequel l’homme devrait tendre. S’il n’a pas ce « point » devant lui, alors il s’égare. La foi est une base. On sait que l’on ne pourra jamais atteindre la perfection, car seul Dieu est parfait ; mais nous devons la rechercher. Pour moi, la foi, c’est une aspiration vers un idéal.
– Qu’est-ce que l’amour ?
– L’amour c’est l’acceptation, une sorte d’affirmation de tout ce qui nous entoure. Si je n’avais pas d’amour, je doute que je pourrais créer. Il s’agit bien sûr de l’amour au sens large : envers le monde, la vie, Dieu.
– Envers les gens aussi ?
– Il faut bien aimer les gens. Je n’ai jamais eu de haine en moi. Dans ma vie intérieure il n’y a pas de haine. Je ne comprends même pas ce que signifie haïr. Si nous ne parvenons pas aimer un homme en chair et en os, alors j’ai du mal à imaginer la vie sur terre.
– Les poèmes érotiques que vous avez écrits sont-ils l’expression d’amour, de fascination, de manque, ou de désirs cachés.. ?
– Avant tout d’amour. Dans mes poèmes érotiques, l’amour est plus intérieur qu’extérieur, plus lié à la métaphysique qu’au sentiment qui est exprimé par les mots « je t’aime ». Ces poèmes, c’est ce qui résulte du ressenti d’amour le plus profond.
– Pourquoi est-ce qu’on y sent plus de désir que d’accomplissement ?
– L’homme désire toujours plus qu’il ne saurait accomplir. Qui, parmi nous, n’a pas vécu une déception amoureuse ? Je ne parle pas uniquement de l’amour d’un homme pour une femme, ou bien d’une femme pour un homme. La vie nous déçoit souvent. L’amour pareil.
– Nous déçoit-il parce que nous aimons un mythe et une représentation de femme ou d’homme, et non pas une personne réelle ?
– La personne idéale est impossible à trouver. Même chez la femme que nous aimons, nous découvrons l’imperfection. Le véritable idéal ne peut être que Dieu.
L’amour humain peut nous rendre aveugle. C’était ainsi avec mon premier amour. Je m’en suis rendu compte à la longue. La femme que j’aimais n’était pas celle qui existait dans mon imagination. Heureusement, nous ne nous sommes pas engagés.
– « J’ai aimé et pourtant je suis toujours seul » – avez-vous dit un jour.
– On peut aimer et être toujours seul. On n’est pas seul quand l’amour est partagé, réciproque. Il ne s’agit pas uniquement d’amour pour une femme. Il m’arrivait souvent, dans la vie, d’être déçu après avoir engagé mes sentiments. Cela a laissé une profonde trace dans ma psyché.
– La révolte, essentielle dans votre création, d’où venait-elle?
– Oui, je me révolte même contre mes propres pensées. Mais elles – comme j’ai écrit dans un de mes poèmes – se révoltent aussi. Je me révolte à l’intérieur, mais je ne sais pas toujours exprimer cette révolte à l’extérieur. C’est une chose naturelle parce que l’homme vit dans une société, dans divers systèmes sociaux ou politiques, et il ne peut pas toujours exprimer pleinement sa révolte.
– Vous parlez de la révolte concernant un destin tragique, une incroyance, un inaccomplissement, une solitude.. ?
La révolte concerne non pas ma vie, d’ailleurs dramatique, mais ce qui m’entoure. Ce avec quoi je ne suis pas d’accord ; ce que je conçois différemment et que je voudrais changer. Ce qui m’alarme avant tout, c’est l’avenir des gens.
Le développement de la technique, en nous enrichissant, nous limite en même temps. Nous avons de nombreux exemples du domaine technique où lesdites réussites techniques se retournent contre l’homme. Je suis peut-être un incorrigible pessimiste, mais en observant depuis quelques dizaines d’années de ma vie consciente ce qui se passe autour, il me semble qu’avec notre civilisation, l’homme va de pire en pire. Dans les différentes parties du globe, l’inquiétude augmente. Les jeunes gens qui profitent des acquis de la technique cessent souvent de réfléchir, d’employer les ressources de leur pensées. Ce qui nous menace, c’est que l’humanité va glisser dans l’ignorance au sens où la réflexion individuelle serait intéressée uniquement par la consommation. Cela peut conduire à une division en deux groupes : les personnes qui avaleraient une bouille préparée d’avance et les personnes qui détiendraient les finances, la science, la technique et les médias.
– Lorsque dans vos pensées vous revenez vers le passé, vous regardez votre jeunesse et vous-même d’il y a bien des années, quand vous comparez ce temps passé avec votre âge mûr, vous voyez plus de ressemblances ou de divergences ?
– Les pensées que contiennent mes premiers poèmes m’ont accompagné pendant toutes les années qui ont suivi et m’accompagnent encore aujourd’hui. Sûrement, que mon regard sur le monde ou sur les gens est beaucoup plus complet et plus profond, mais la base reste la même. Ce que j’ai subi au cours de ma vie n’a pas changé ma nature. L’enfance naît à nouveau dans mes souvenirs comme si elle était en train d’être vécue. Je ne me souvenais de rien par rapport à l’enfance, mais quand j’ai commencé à écrire mes mémoires, tout est revenu. Peut-être est-ce « la loi de l’arc». L’homme s’élève, s’élève de plus en plus haut, puis, il retombe au même endroit. Dans la création, dans la poésie, l’enfance est la base, le point duquel nous partons… et vers lequel nous revenons. Même si l’enfance a été tragique, nous y revenons.
– N’avez-vous jamais tenté de retrouver vos premiers poèmes de jeunesse ?
– Si, j’ai essayé, mais là où ils ont été cachés, tout a été détruit.
Paris, le 24 août 1995
* Szpilki (Epingles) est une revue satirique polonaise qui a cessé d’exister en 1994.
Traduction : Liliana Orlowska
[VI 2014]